Japan Expo 2025 : Rencontre avec Junji Ito
Junji Ito est l’invité d’honneur de Japan Expo. Il s’agit d’un grand maître de l’horreur dont les volumes sont disponibles en France depuis plus de 20 ans et y sont régulièrement réédités. Certains ont d’ailleurs été adaptés en longs métrages en images en prises de vues réelles, en films d’animation ou en séries animées que l’on peut voir sur des plates-formes telles que Netflix ou Crunchyroll.
Grâce à Japan Expo, et à l’équipe de presse menée par l’agence Game of Com, Unification a eu la chance de pouvoir assister à une table ronde très réduite avec le mangaka dont vous pouvez retrouver les échanges ci-dessous.
Attention toutefois, ses œuvres, notamment ses magnifiques récits courts qui sont publiés dans de nombreuses anthologies, sont parfois particulièrement traumatisantes, tant visuellement qu’au niveau de la narration. Aussi, en dehors des livres mettant en scène Soïchi et de quelques œuvres un peu moins horrifiques, les personnes étant dérangées par la violence, la mort et le malaise, ne devraient pas se pencher sur ses livres qui sont parfois très cauchemardesques et dont le destin d’un grand nombre de personnages est souvent fatal.
Merci encore pour cette merveilleuse invitation qui a permis de rencontrer un artiste passionné et passionnant qui a répondu avec beaucoup d’intérêt et en racontant plein d’anecdotes aux nombreuses questions diversifiées des quelques journalistes qui étaient présents.
Vous avez grandi en pleine campagne et dans vos œuvres, on retrouve souvent des histoires qui se passent dans la campagne isolée. Quelle influence votre jeunesse a eue sur vos œuvres ?
J’ai grandi dans le village de Nakatsugawa, dans la préfecture de Gifu. C’est un endroit très montagneux avec une rivière qui passe au centre. J’avais toujours une vision vers le haut et les montagnes ou vers le bas et la vallée. C’est pour ça que je ne vois jamais les paysages à plat et que je les vois en volume, en 3D. C’est lié à la profondeur des paysages de mon enfance.
Est-ce qu’il y a une différence entre l’horreur japonaise et l’horreur que l’on retrouve dans le reste du monde ?
Autrefois, au Japon, on avait des kaidan, des histoires de fantômes japonais. C’étaient des histoires de classe. En effet, les guerriers maltraitaient et tuaient des citadins ou des villageois qui appartenait à des classes plus basses que la leur. Leurs victimes se transformaient alors en fantômes et revenaient se venger.
Maintenant, il y a plus d’échanges avec les pays étrangers et donc une influence mutuelle, y compris dans le domaine de l’horreur.
Vous publiez vos mangas dans des magazines s’adressant à un jeune public ou à des jeunes adultes. Pourtant, il s’agit d’histoire d’horreur. Pourquoi ?
Je dessine souvent dans des magazines à destination d’un jeune public. C’est pour cela qu’un certain nombre de mes personnages sont des enfants ou des adolescents, ce qui rend plus facile à un public plus jeune de s’identifier à des personnages qui ont le même âge qu’eux.
Je publie aussi dans beaucoup de magazines shojo. C’est pour cela qu’il y a beaucoup de filles dans mes mangas.
Je pars de mon histoire et j’essaye de façonner des personnages qui vont pouvoir évoluer dedans. Et lorsque j’ai un personnage qui est assez fort, je vais décliner le récit dans une série. Et le personnage va prendre de plus en plus d’importance et sa nature et sa personnalité vont beaucoup plus s’inspirer de moi.
Quelle œuvre voulez-vous qu’un nouveau lecteur découvre en premier ?
Je pense à des séries comme Spirale ou Gyo. Mais, personnellement, je préfère mes histoires courtes qui sont publiées sous format de recueil.
D’où viennent vos idées ? Et comment choisissez-vous quelle histoire vous voulez décliner dans un plus long format ?
Mes idées me viennent à partir de situations présentes dont j’entends parler. Et quand j’entends aussi des histoires intéressantes ou des anecdotes intéressantes, cela m’inspire.
Quand je sens que cette idée peut se développer sur la longueur, j’en fais alors un récit long.
Est-ce que vous avez été très influencé par des films d’horreur, japonais ou étrangers et pouvez-vous nous donner un titre qui vous a le plus influencé ou marqué ?
Un peu avant de faire mes débuts en tant que mangaka, j’ai vu le film de Sam Raimi Evil Dead et il m’a beaucoup marqué et influencé. En plus, le titre japonais peut être traduit en Les entrailles du fantôme de la mort.
Pour la plupart des gens, la maison est un lieu de sécurité. Et chez vous, c’est un lieu d’horreur où tout peut arriver. D’où vient cette angoisse. Est-ce que c’est un souvenir de votre enfance dans la maison où vous vous avez vécu ?
La maison où je suis né et où j’ai grandi était déjà une vieille maison qui avait 80 ans, ce qui est très vieux pour le Japon. Et il y avait un passage souterrain pour aller aux toilettes qui se trouvaient vers le jardin extérieur. Et j’avais très peur d’y aller la nuit.
Mais il n’avait pas que de la peur dans cette maison. Car il y avait des lieux très chaleureux. Par exemple, le salon permettait d’avoir des moments de détente en famille. Mais il y avait aussi partiellement d’autres endroits qui faisaient peur. À l’étage, il y avait un endroit qui correspondait presque à une remise et qui était rempli d’objets divers. Et peu de personnes s’y rendaient. C’était pour moi un endroit inquiétant où je n’aimais pas aller. Ça a peut-être influencé la manière dont je mets en scène l’horreur.
Le suicide est un thème récurrent dans vos œuvres. Comment est-ce que vous construisez vos histoires autour ?
Je le fais sans trop réfléchir. Il y a différents patterns pour faire survenir la mort. On peut avoir un tueur en série, un accident ou un suicide. Le choix est fait selon l’histoire. Il y a aussi le thème du doppelganger, celui du double, qui est très présent dans mes récits. Par exemple, si on croise son double dans la rue, on va mourir dans la semaine à venir. Et on peut choisir le suicide.
En 2017-18 vous vous lancez dans l’adaptation du roman La déchéance d’un homme, qui est un roman très connu au Japon. Comment s’est fait votre travail ? Comment avez-vous pu imprégner dans cette œuvre votre patte horrifique ?
Il s’agit de l’adaptation du roman d’un auteur très connu, Osamu Dazai. C’est ma responsable éditoriale qui m’a suggéré de faire cette adaptation. Je ne connaissais pas l’histoire et je me suis dépêché de lire le livre. J’ai trouvé que le héros me ressemblait étonnamment et j’ai éprouvé beaucoup de sympathie pour le personnage principal.
Par contre, nous avons une grande différence. En effet, il a beaucoup de succès avec les femmes, ce qui n’est pas du tout mon cas. Mais c’était aussi une très bonne motivation pour dessiner beaucoup de jeunes femmes très belles.
Il s’agit de littérature blanche qui ne fait pas peur. Quand j’ai fait son adaptation, c’est moi qui ai choisi d’y intégrer des éléments d’horreur comme des histoires de fantômes japonais classiques.
Ce sont des histoires que l’on peut retrouver dans du Rakugo (un art du spectacle japonais dans lequel un artiste est généralement seul en scène et incarne tous les personnages d’une histoire qu’il raconte à son public, nda). Elles font peur et traitent de la fatalité et de la destinée. J’ai intégré ces éléments pour ma propre adaptation de l’histoire.
Vous êtes venus plusieurs fois en France. Quelle est la particularité du marché et du public français ?
La France et l’un des premiers pays en Europe avoir publié beaucoup de mangas. C’est un pays qui est aussi très ouvert sur la culture japonaise et c’est pour cela que le manga y est très bien accepté. J’ai rencontré beaucoup de fan lors de mes délices et je les trouve très polis et gentleman.
Vous êtes souvent qualifié comme le maître de l’horreur. Est-ce que vous-même vous avez de temps en temps peur ou êtes angoissé ?
En effet, on dit souvent que je suis un maître de l’horreur. Et ça me gêne, car je considère que beaucoup d’autres auteurs sont des grands maîtres de l’horreur. Je dois donc sans arrêt faire des efforts pour continuer à mériter ce titre.
En fait, je suis très peureux et tout me terrifie. En plus, j’ai une grande détestation des cafards et des insectes, surtout ceux qui ont plein de pattes.
Au début de votre carrière, avez-vous été inspiré par des œuvres de Kazuo Umezu, notamment L’école emportée ?
Oui, j’ai été très influencé par cet auteur que j’ai beaucoup lu depuis mon enfance. Au Japon, il y a une expression qui dit que c’est "ma chair et mon sang", car son œuvre m’a beaucoup influencé. En plus, lorsque je crée une série longue, je me réfère toujours à L’école emportée comme modèle.
Dans votre biographie, vous disiez que lorsque vous étiez enfant, vous dessiniez déjà des mangas et que vous aviez peur de les faire lire aux autres, car vous aviez peur de trop vous dévoiler dedans. Est-ce que vous avez encore la même peur aujourd’hui ?
Quand j’étais enfant, je dessinais pour le plaisir. Mais quand mon histoire était plus sentimentale, j’avais peur de trop en révéler sur moi et je ne voulais la montrer qu’à mes amis d’enfance et parfois à ma mère.
Maintenant, c’est mon travail et j’ai envie d’être lu par le plus grand nombre de personnes.
Est-ce qu’il y a un thème ou un genre sur lequel vous n’avez pas encore travaillé et où vous avez envie de faire quelque chose ?
J’aimerais beaucoup faire une comédie sentimentale avec des adolescents. Mais je ne pense malheureusement pas en être capable. Et si le cas, je risque d’aller vers l’horreur.
Est-ce il y a des œuvres d’horreur qui vous intéresse et des titres que vous considérez comme digne d’attention et que vous voulez partager avec le public ?
Oui, j’aime beaucoup Mes cent contes mortels de Anji Matono. Car j’adore ce concept d’histoires très courtes racontant chacune un accident et un personnage principal à qui il arrive des horreurs.
J’aime beaucoup le sens très aiguisé de l’auteur. Je l’ai déjà rencontré et j’étais beaucoup surpris qu’il s’agisse d’une femme. Car son nom a une connotation masculine.
Vous avez commencé à travailler en tant que prothésiste avant d’être mangaka. Est-ce que cela vous a inspiré pour créer des monstres ?
Cela ne m’a pas été vraiment une aide pour concevoir des monstres. Mon travail était de fabriquer des dentiers et des reproductions fidèles des dents. C’est un métier très spécialisé avec un savoir-faire pointu.
C’est d’ailleurs peut-être pour cela que je dessine souvent des personnages avec des très belles dentitions. Mais par contre, le savoir-faire technique que j’ai acquis m’a permis de transformer mon matériel de dessin et mes plumes et mes stylos, et de les adapter pour dessiner plus facilement.

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