Chouf : Notre passionnante rencontre avec Karim Dridi, son réalisateur engagé

Date : 05 / 10 / 2016 à 11h00
Sources :

Unification


Nous avons eu la chance de rencontrer Karim Didri le réalisateur de Chouf, film que nous avons adoré chez Unif et qui a obtenu la note maximale dans notre review. Le réalisateur n’avait qu’un seule envie en nous rencontrant et c’était de parler de cinéma. Cependant, avec un homme aussi engagé et à l’écoute de notre monde, le politique allait forcément avoir une place loin d’être négligeable lors de cet entretien passionnant au possible. Ainsi, le cinéaste n’a pas hésité à évoquer le manque de diversité dans le cinéma français, tout comme l’évolution de la violence dans le monde. Il sera aussi question de l’importance des différents accents régionaux et de l’impact d’internet sur l’évolution du langage. Si The Wire, la série devenue culte de HBO, est évoquée à de nombreuses reprises, le cinéaste nous a également expliqué quelles étaient pour lui les différences fondamentales entre les séries et les films. Découvrez aussi pourquoi les acteurs américains sont capables de réaliser selon lui des prestations aussi impressionnantes et comment il a réussi à faire de Chouf un film aussi réaliste. Les lecteurs d’Unif auront même le droit à un petit clin d’oeil spécial Star Trek !

Pouvez-vous vous présenter aux lecteurs d’Unif Karim Dridi ?

Je m’appelle Karim Dridi, je fais du cinéma depuis près de 25 ans. J’ai fait 8 longs-métrages, des documentaires, des téléfilms. J’ai changé de registres de films en films même s’il s’avère que j’ai tourné trois films sur Marseille ces 20 dernières années. J’aime néanmoins changer de ville, de thématiques et d’acteurs. J’ai tourné avec des acteurs très connus comme inconnus. Je ne supporte pas qu’on m’enferme dans des étiquettes, qu’on me dise que je suis un réalisateur-auteur ou un réalisateur qui essaie de faire du grand public. Je dis « essaye », car j’espère que Chouf changera la donne. Avec Chouf, j’ambitionne de faire à la fois un film d’auteur et un film populaire. Depuis 20 ans, j’essaie de me sortir du tiroir dans lequel on met les auteurs-réalisateurs en France.

Comment vous ai venu l’idée de faire Chouf ?

En regardant Star Trek... Je me suis inspiré de Star Trek pour faire Chouf et de son Capitaine, James Kirk, pour le personnage de Reda (rires)... Plus sérieusement l’idée de faire Chouf a mûrie avec les années, puisque j’ai fait Bye-Bye mon premier film en 1995 qui se situe dans le centre-ville de Marseille dans un quartier qu’on appelle le Panier et où on a pu découvrir Sami Bouajila, que les cinéphiles connaissent bien aujourd’hui tant il est devenu un acteur important du cinéma français. En 2007, j’ai tourné un film appelé Khamsa, qui est l’histoire d’un môme moitié gitan, moitié maghrébin de onze ans et de demi. J’ai alors rencontré pas mal de jeunes issus des quartiers nord de Marseille. L’idée de tourner un film a alors émergée, mais je ne savais pas que je n’allais tourner que sept ans plus tard. En rencontrant ces jeunes, je me suis dit qu’il fallait absolument que je fasse quelque chose avec eux. Ils ont un potentiel, une énergie, une créativité énorme à côté de laquelle je ne pouvais pas passer. Le constat est aussi que dans le cinéma français, je ne voyais pas de film répondant à ma demande de spectateurs. Des films tournés dans les quartiers populaires avec des jeunes issus de ces quartiers. Même s’il y en a eu, ils ne sont pas nombreux et ne vont pas dans le sens de ce que j’avais envie de voir. D’où l’idée de Chouf et une thématique centrale : celle de traiter de la jeunesse sacrifiée issue de pays étrangers et de questionner son identité française. Voilà ce qui relie ces trois films qui sont très différents et tous tournés à Marseille. On voit l’évolution de la ville, car elle a changé en 20 ans. Je n’ai pas filmé les mêmes endroits, j’ai abordé différentes facettes et observé l’évolution de Marseille prise dans l’évolution de la violence mondiale. Marseille est devenue de plus en plus violente. Les jeunes sont de plus en plus violents. Les jeunes délinquants sont de plus en plus jeunes, mais pas seulement à Marseille : dans toutes les villes du monde on peut faire le même constat.

Quelles sont vos sources d’inspiration ? En regardant le film, on y voit un peu de The Wire, de La cité de Dieu... Était-ce inconscient où cela rentrait-il justement en conjoncture avec la violence mondiale que vous évoquez ?

Je suis autodidacte donc je me suis formé en voyant des films. On peut aussi voir dans Chouf du John Ford avec La prisonnière du désert. Lors de l’ouverture de ce film, les apaches guettent les convois des cow-boys comme les Choufs sur les toits des cités. On peut aussi penser à un film de clan comme Animal Kingdom ou plein d’autres films comme les Scorsese. On peut penser à la série The Wire qui serait effectivement la référence la plus juste ou encore Gomorra. On peut penser à plein de choses, mais je n’ai pas pris mes sources d’inspiration dans les films ou les séries. Je les ai plutôt prises dans la réalité et s’il y a des ressemblances avec The Wire, c’est parce qu’entre Baltimore et Marseille il y a beaucoup de ressemblances. Ce sont des villes portuaires, multiraciales, gangrénées par le clientélisme, par certaine mafia à col blanc, où il y a des laissés-pour-compte et où la drogue est un fléau.

Le langage apporte beaucoup d’authenticité au film. Est-ce quelque chose qui avait déjà été travaillé en amont lors de l’écriture du scénario ou est-ce que cela a été discuté avec les comédiens lors du tournage ?

Le langage est comme la couleur sur les murs d’une maison. On fait les plans d’abord, c’est-à-dire le scénario. On bâtit les murs, la structure, les poutres, les chambres, les fenêtres... Mais tout ça est gris. C’est le langage qui donne la couleur véritable de l’édifice que sera le film. La couleur, c’est la couleur des accents. Dans le cinéma français, les accents ne sont pas aimés. On est régi par un accent central qui est l’accent parisien et qui est de facto l’accent qu’on entend dans pratiquement tous les films. Pourquoi ? Parce que notre cinéma est basé sur un actorat d’élite où voit toujours les mêmes personnes qui vivent toujours dans les même quartiers parisiens avec ce même accent qui devrait être l’accent neutre français. Heureusement, la France a plusieurs accents. Il suffit d’aller à Toulouse, à Marseille, à Lille à Brest, à Strasbourg.

À partir du moment qu’on commence à se rendre compte de la richesse des accents de la langue française, on se rend compte du déficit, et qu’on nie totalement les accents régionaux qu’on qualifierait d’exotique, de folklorique, alors que ces accents sont la preuve de notre richesse et de notre diversité française. Je tenais absolument à garder cette couleur marseillaise en faisant appel à des Marseillais et pas à des acteurs qui, comme monsieur Yves Montand en son temps, singeaient le phrasé marseillais. Plus récemment, on a vu la série Marseille avec Benoît Magimel qui tente désespérément de faire croire qu’il est marseillais. C’est comique dans le mauvais sens, car cela dénature les choses. Le but était donc d’être le plus juste et le plus réaliste possible. Je fais du cinéma réaliste qui se doit de respecter le langage particulier de ces jeunes de cité marseillaise. Le langage des jeunes des cités marseillaises est spécifique, et en même temps, il est universel au langage des cités françaises. Quand je montre mon film à des jeunes de quartiers populaires d’Aulnay-sous-bois, de Nancy ou de Mulhouse par exemple, ils comprennent parfaitement toutes les expressions argotiques utilisées dans le film. Il y a 20 ans, entre Paris et Marseille, il y avait toujours un décalage, mais aujourd’hui, il n’y en a plus à cause d’internet. Il y a aussi Youtube où le rap y est véhiculé à la vitesse d’internet. Quand une expression est inventée à Marseille, elle est tout de suite relayée par internet dans toutes les cités de France via les smartphones ou tablettes. Les jeunes apprennent le langage de la rue de manière autodidacte, très rapidement et se l’approprient. Ce langage est très évolutif, enrichi de mots arabes, de mots de pays d’Afrique, de mots gitans et même de vieux patois français, ce que peu de jeunes savent. Tout ceci forme une espèce de magma très riche et nécessaire pour donner à ces jeunes toute la justesse dans les expressions et que l’on retrouve dans Chouf.

Le film est très documenté et montre des scènes de vie ultra-réaliste qui nous font nous demander pourquoi vous n’aviez-vous pas envisagé de faire de Chouf un documentaire ?

Non, car pour pour moi la fiction était le seul moyen de faire quelque chose qui soit digne et moral car je ne m’imagine pas faire en train de faire un reportage au sein d’un gang de dealers de shit, tuant des gens, s’entretuant... C’est tout à fait inconcevable, pénalement impossible et moralement, je ne le conçois pas du tout. La fiction protège de toutes ces choses. Avec la fiction, on peut montrer des choses que le documentaire ne peut pas montrer. Il y a une limite avec le documentaire. Quand on touche vraiment à l’intime des choses et qu’on touche à la morale ou à l’immoral, " l’infilmable ", la fiction est la seule arme possible du cinéaste, même si cette fiction est hyper documentée, même si cette fiction est hyper réaliste et qu’elle donne l’impression qu’on a en face de soi des gens qui ne joue pas, ce qui est quand même, quand vous y réfléchissez, la moindre des choses. Quand on regarde un film réaliste, on est censé être embarqué d’une manière tellement authentique dans une réalité qu’on ne devrait pas voir jouer Catherine Deneuve ou Gérard Depardieu. On les voit jouer parce que l’on sait que c’est Catherine Deneuve ou Depardieu donc on a forcément un frein. Vous remarquerez que les Américains sont nettement plus forts que nous dans ce petit exercice de composition, car ils savent disparaître derrière leur personnage. Prenez par exemple Charlize Theron dans Monster ou Matthew McConaughey dans Dallas Buyers Club. Vous voyez comment il arrive à changer son physique en perdant 30 kilos et en étant super crédible. En France, on n’aime pas çà. C’est une autre manière de jouer où l’acteur ne doit pas s’effacer derrière son personnage. Les Américains n’ont pas peur de ça, ils s’en foutent. Les Américains ont tout pris de l’Actors Studio qui vient de la manière de jouer des russes, de Stanislavski qui a créé cette école de la composition. Ils n’avaient pas peur de se grimer, de se cacher derrière un personnage. En France, c’est l’école de Louis Jouvet, très académique, où l’acteur doit toujours être visible.

Comment s’est passé le tournage avec le casting composé en grande partie de comédiens non-professionnels ?

Pour être juste et authentique, je n’imaginais pas donner les rôles à des Parisiens. En terme d’engagement, je dirai presque citoyen, et politique au sens large, c’est-à-dire ni de gauche ou de droite, le geste de choisir des jeunes n’ayant jamais joué, totalement inconnus pour interpréter des rôles d’un film financé par l’argent du cinéma français est un geste qui n’est pas anodin. C’est un message qui dit qu’il faudrait plus de diversité. Pas seulement culturel, mais aussi de couleur dans le cinéma français qui se sclérose de l’entre-soi permanent. Nos acteurs sont très bons, mais il faut un peu de sang frais. Il doit y avoir une représentativité réelle de la France et pas une représentativité totalement désuète ou passéiste. En France, il y a plusieurs couleurs, plusieurs cultures qui s’expriment et ils faut que ces gens soit représentés. Je ne trouve pas normal qu’on ait qu’un acteur noir pour représenter tous les noirs en France. Omar Sy, il est bien gentil, il est super, mais c’est l’arbre qui cache la forêt. Ma volonté de choisir un casting inconnu, issu des quartiers les plus pauvres de France, issus de la quatrième génération de l’immigration africaine ou nord-africaine n’est pas anodine. Je suis cependant un cinéaste avant tout. Je ne fais pas un brûlot ou un tract politique. En choisissant ces jeunes j’ai avant tout choisi le talent, l’énergie et la justesse. Je ne les ai pas choisis uniquement parce qu’ils sont noirs ou arabes, mais d’abord parce qu’ils sont bons.

Quels sont vos meilleurs souvenirs de tournages et ce dont vous êtes le plus fier sur Chouf ?

Le premier, c’est quand j’ai rencontré les différents interprètes choisis lors de castings ayant duré plus de deux ans. Par exemple quand j’ai rencontré Foziwa Mohamed qui joue Gatô et qui avait 15 ans quand je l’ai rencontré, J’ai eu l’impression de rencontrer un acteur gigantesque. Pour moi, c’est Forest Whitaker. Il a un potentiel gigantesque. Il n’a donné que 3% de son potentiel dans Chouf. C’est en voyant aussi tous mes interprètes. À chaque fois que je les ai vu, j’ai senti une étincelle. Ils représentent quelque chose d’énorme, qui explose à la caméra. Ils sont comme des diamants bruts que j ’ai pris le temps de former lors d’ateliers qui ont duré 2 ans. Je garde un très bon souvenir lors de ma première rencontre avec eux lors des castings, de leur émerveillement quand les camions sont arrivés sur le plateau et qu’enfin après deux ans où je leur promettais qu’on allait tourner, ils se sont rendu compte que le film était en train de se faire. Je garde un très très bon souvenir aussi de leur mine totalement ébahie, subjuguée quand ils ont monté les marches menant au Grand Palais du festival de Cannes, envahis par une foule qui les acclamait, leur demandait des autographes après la projection. C’est fort d’amener ces jeunes en pleine lumière alors qu’on stigmatise la plupart du temps en les pointant du doigt ou les qualifiant de racaille.

Vous évoquiez Animal Kingdom qui a d’ailleurs été adapté en série télé. Est-ce que si on vous proposez de faire une adaptation télé de Chouf vous accepteriez ?

Je ne pense pas, et ce, pour deux raisons. Je considère que la force d’un film, en plus d’être vu en communion avec des gens sur un grand écran, c’est son format scope. En plus de cette émotion esthétique, il y a quelque chose que le cinéma possède et que la série n’aura jamais parce que ce n’est pas dans son ADN, c’est l’ellipse. Tout ce que je ne montre pas existe dans le film. Le politique n’est pas montré, mais il est dans le film parce qu’il y a la force suprême de l’ellipse et du hors champ propre au cinéma. Une série ne peut pas faire cela pas car elle a besoin de décliner. Cela n’empêche pas certaines séries d’être extraordinaires. À ce titre The Wire est par exemple un pur chef-d’œuvre. Debussy, et Miles Davis avait repris cela, disait que la musique était le silence entre les notes. Ce qui est intéressant, c’est ce qui n’est pas vu, ce qui n’est pas montré, mais qui existe quand même. Le politique ou l’école ne sont pas montré dans Chouf ; mais des références sont faites. La force du cinéma est de pouvoir faire en 2h, un film qui va avoir la force d’un objet et non pas une série d’objets. Ce n’est pas un collier, mais un diamant. Enfin, j’ai passé 4 ans de ma vie pour faire ce film et j’aimerais passer à autre chose. Comme je vous l’ai dit, j’aime diversifier mon travail et donc ce serait trop facile, surtout si Chouf marche, de faire une série. Je ferai peut-être une série un jour, mais ce ne sera pas Chouf 2.

Unif remercie chaudement Karim Dridi pour sa gentillesse et le temps qu’il nous a consacré. Unif remercie également son attaché de presse, Jonathan Fischer, pour nous avoir donné l’opportunité de le rencontrer.


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